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©2007 Michel EMBARECK.
Accueil On tour L'Auteur Chroniques

BOB DYLAN EN ROUE LIBRE



INCOGNITO À PARIS POUR FILER LE PARFAIT AMOUR AVEC UNE VIOLONISTE,
DYLAN LOUE UN HÔTEL ENTIER. UN ÉCRIVAIN SE SOUVIENT. À SA FAÇON.

A l’époque, sous Mitterrand, comme on dit sous Ponce Pilate, Mitterrand du début, du tout début même, j’avais dégotté un job d’été au Campanule de la porte de Pantin. C’était un de ces nouveaux hôtels, bois clair, baies vitrées et stores vénitiens pour hommes d’affaires qui n’avaient pas les moyens du Claridge. Réceptionniste, homme de ménage, aide-cuisinier, préposé à l’entretien de la piscine, il me fallait boucher les cases vides du planning estival. Chaque matin, je garais l’antique Norton Commando héritée de mon oncle sous l’abri à vélos du personnel avec, pour horizon, le chèque nécessaire à l’achat d’un modèle plus récent, une Interstate MK3 d’occasion. Élue en son temps bécane de l’année, quatre vitesses, 190 en pointe, il s’agissait de la première Norton équipée d’un démarreur électrique. Par précaution, les ingénieurs avaient toutefois conservé le bon vieux kick. Outre-Manche, la technologie demeurait un mystère au même titre que le saut à ski. Les anglaises, BSA, Triumph, Royal Enfield et surtout Norton, mon oncle m’en avait transmis le virus au point de tenir depuis des mois un blog qui fait autorité sur la question. Ce jour-là, le gérant, un Libanais jovial à qui la météo fournissait une formule de bienvenue quotidienne, m’accueillit la mine contrite.
— Désolé, petit, mais on ferme pendant une semaine. Je n’aurai pas besoin de toi.
D’un coup, j’ai vu la MK3 s’éloigner sans pilote sur une route de campagne.
— Une semaine ? Pourquoi ?
— Un couple d’Américains a loué l’hôtel. Tout l’hôtel. Je vais juste garder le cuisinier. Ma fille fera la chambre et le service.
La moto s’est alors mise à zigzaguer avant de s’évaporer en pièces détachées contre un platane.
— Je pourrais travailler, ai-je bafouillé, enfin si vous voulez, juste au pourboire.
Pour en avoir servi à quelques reprises, je savais les Ricains souvent généreux. En tout cas, nettement moins radins que nos habituels costard-cravate qui, depuis l’arrivée des socialos au pouvoir, se tenaient à distance par crainte de voir jaillir un couteau entre les dents du petit personnel. Le patron ne trouva pas d’objection à une proposition dont l’absurdité apparut dès le premier soir. Hormis la commande de sandwiches, de café et de fruits déposée, do not disturb, devant leur porte, le couple n’avait pas quitté la chambre du rez-de-chaussée aux rideaux tirés sur le clapotis de la piscine déserte. Je les avais aperçus de loin dans l’entrée du bâtiment, un type au visage raviné, cheveux frisés poivre et sel, lunettes noires, chemise à carreaux sous un blouson de cuir éreinté, accompagné d’une femme blonde, beaucoup plus jeune, en robe à fleurs. Chacun portait un léger sac de voyage en toile, lui une guitare glissée dans une housse sombre, elle, un étui à violon. La deuxième journée s’égrena sans le moindre signe de vie. Seul, en milieu d’après-midi, le son de la télévision indiqua leur présence. Par deux fois, je dus me livrer au cérémonial du plateau devant la porte. Sans découvrir la queue d’un billet. Le lendemain matin, Judith, la fille du patron, sommeillait au comptoir lorsque j’ai casé de quoi vaincre l’ennui, quelques numéros de Vintage Bikes, dans l’armoire du lobby.
— On n’est pas prêt de les voir, bâilla-t-elle en s’étirant.
— Pourquoi ?
— Figure-toi qu’à minuit, ils se sont installés au bord de la piscine. Ils ont allumé des bougies avant de jouer de la musique jusqu’à point d’heure… Viennent tout juste de tirer les rideaux.
À l’aplomb du plongeoir gisaient des verres, une bouteille de vin vide et un cendrier que je m’apprêtais à débarrasser lorsque Mario, le cuisinier, tsi, tsi, me fit de grands signes par la fenêtre du cagibi dévolu au matériel d’entretien.
— Le client, je l’ai aperçu depuis la cuisine, il tournicote autour de ta meule.
— Tu crois que…
— Non, non, il l’ausculte sous toutes les coutures, l’air épaté. T’as qu’à voir, il a même enlevé ses lunettes de soleil.
Accroupi, le type caressait d’un doigt la fourche avant. À mon approche, il rabattit les lunettes sur son nez et entre les dents marmonna que c’était là une putain de belle machine. J’ai compris qu’à l’oreille, il avait reconnu lors de mon arrivée l’enchanteresse pétarade, rauque et rugueuse du twin. Manifestement, l’Américain en connaissait un rayon, même sans tout piger de son timbre traînard façon peau de chamois sur une vitre embuée. Avec un sourire ironique au coin des lèvres, il supposa qu’elle pissait l’huile comme toutes ses frangines.
— Pas trop. Mon oncle avait refait les plans de joint. Vous êtes aussi motard ? Osais-je
— Depuis que je me suis cassé la gueule en 66, au guidon d’une Triumph, j’évite. Bon, faut que j’aille bercer la petite !
— Si vous voulez faire un tour…
Déjà, il avait tourné les talons de bottes avachies sur lesquelles tirebouchonnait un jean blanchi jusqu’à la corde.
— So long, Buddy. Thanks anyway, a-t-il mâchouillé de sa voix de colvert qui se les serait coincées dans un tiroir, tout en me saluant, bye, bye, d’un geste goguenard du poignet.
Le couple est demeuré invisible pendant que je me creusais la cervelle. Louer l’hôtel une semaine mettait l’adultère au prix d’un de ces divorces dont Match faisait ses choux gras. La silhouette du bonhomme m’évoquait vaguement une célébrité. Un acteur ? Peut-être. Un musicien ? Dans ce cas, hors des Beatles ou des Stones (et encore) je ne touchais pas une bille. Ma musique était celle des moteurs. Tout à coup, en fin d’après-midi, alors que je grattais la cire des bougies ramollie par le soleil sur la margelle de la piscine, des couinements de pneus suivis de hurlements de freins retentirent sur le parking goudronné de l’hôtel. Déboulèrent des mastards à lunettes miroir, tous équipés d’oreillettes et qui chuchotaient d’énergiques mises en garde à leurs boutons de manchette.
— Où est-il, où est-il ? martelait l’un d’eux, battoir fermement posé sur l’épaule du gérant.
— Qui ?
— Ne vous moquez pas de moi. Des photos circulent dans tout Paris.
À cet instant, costume bleu pétrole, bronzage thermostat 8, apparut celui qu’en fac on surnommait, en tirant la langue, Jack Muhmm, oui, le ministre qui, moulinan des bras, psalmodiait « Booooob, aaaaahhh Booooob mon ami », illico presto il allait le faire chevalier des Arts et des Lettres. Vide. Envolés. Plus personne dans la chambre en désordre. De fond en comble, allons, allons, monsieur Zimmerman, ne faites pas l’enfant, les mastards fouillèrent en vain l’établissement à la recherche de Boooob mon ami quouâ, lumineux poèèèèète d’une généraaaaation pyrotechniiiiiique. Et sous l’abri à vélos, plus de Norton. Disparue elle aussi. Ne restait, suspendu par la mentonnière à un crochet métallique, que mon casque, un Cromwell à l’ancienne. Garni d’une épaisse liasse de dollars.


Michel Embareck


Cette nouvelle est très librement inspirée de faits réels. Au début des années 80, Bob Dylan a loué un petit hôtel à Paris en compagnie d’une violoneuse country. Un paparazzi voulut vendre des photos au magazine Best, ce que le rédacteur en chef, Christian Lebrun, indigné, refusa. Les temps ont changé.

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