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©2007 Michel EMBARECK.
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La dernière chance


Il ne l’avait pas cherché. D’ailleurs il ne cherchait rien. Il ne lui avait rien demandé. D’ailleurs il ne demandait rien. C’était un de ces matins douillets de printemps au soleil quelque part dans le Sud, la montagne à café main droite, la mer à Marlboro à main gauche. Il fumait des deux mains.

Bien au-delà de minuit, ses guitares avaient joué dans une pompe à bière sur le port, du blues jusqu’à plus soif, Cold Night For The Gators, Texas Blood, du velu à faire pleurer un beignet aux pommes. 

Cette région bénie, depuis des années il laissait mijoter le projet mensonger d’y acquérir une maison au point d’en avoir tiré une blague en boucle auprès d’une poignée d’amis. Arrive un âge où camoufler des rêves au chaud sous l’oreiller repousse l’heure de percuter le corbillard du chat noir. Ah, le chat noir… L’animal appartenait à la bimbeloterie mythologique de ses chansons, une sorte de poisse à double détente. Parce que le blues, c’est toujours lire entre les lignes derrière le paravent du rythme ternaire. La veille, en fin d’après-midi, à l’issue du soundcheck, un gars, boucle de ceinture incrustée de turquoises, bottes pointues et chemise à carreaux lui avait demandé de dédicacer une pochette noir et blanc de Black Cat Bone, un de ses premiers albums, illustrée par Jean-Claude Claeys. Le dessinateur avait parfaitement intégré le concept du chat noir sous les traits… d’une blonde atomique très Jean Harlow, robe de satin cousue à même la peau, fendue haut sur la cuisse. Voilà qui remontait aux ancêtres d’Hérode et Mathusalem… Deux heures à poireauter avant le train de midi puis se recoller au mixage d’une musique de clip publicitaire. En contrebas, le clapotis de la mer répondait au chuchotis d’un courant d’air iodé dans les branches d’une allée de cyprès si bien qu’il ne l’entendit pas arriver sur des semelles à double coussin d’air. Une femme blonde, jeune au regard des rides en rhizome qui lui ravinaient le visage, la quarantaine souriante, essoufflée et en sueur, soudain plantée, en plein jogging, à sa hauteur. Vêtue d’une de ces secondes peaux synthétiques comme en portent les sportifs, elle s’essuya le front d’un geste empressé à l’aide d’un bandeau éponge porté au poignet. Et sans plus d’embarras engagea la conversation. Elle le reconnaissait, comment pouvait-il en être autrement puisque le concert l’avait littéralement emballée. D’un naturel circonspect, il encaissa les compliments sur la pointe des pieds de la politesse mais l’interlocutrice n’entendait pas en rester là et l’entraîna sur un terrain pour le moins surprenant. Celui de la Gibson ES6355TD-SV. Sa guitare préférée. Et les voilà embringués, tels de vieux requins de studio, à comparer mérites et défauts de la marque, poids, largeur du manche, micros… 

- Vous jouez sur quoi ?, s’enquit-il tout à trac.

Les yeux piqués aux baskets, elle se mordit les lèvres en une moue de regret.

- Je joue, je joue, enfin, pfuuuu, je jouais sur une Strat’, une Stevie Ray Vaughan.

Aussitôt, il ausculta les mains de, de qui d’ailleurs ?, Camille ?, non Camélia, Camélia ?, oui Camélia comme la Dame, ah, ah, la came aux damélias ! Ils rirent. La Stratocaster Stevie Ray Vaughan exigeait des doigts en fer forgé et de solides épaules. Effectivement, elle possédait des mains à jouer au ballon, basket ?, volley ?, des mains à la fois effilées et solides. Du ballon, l’esprit du guitariste dériva par les yeux vers des seins qui, sous une sorte d’opalescente brassière, ne demandaient qu’à garnir les paumes d’un explorateur malhonnête. Un souffle de vent la fit frissonner et lui-même ressentit comme un courant d’air à l’estomac. Si vous repassez dans le coin, faites-moi signe !… vous trouverez un large choix de plats chauds ou froids, ainsi que des viennoiseries. 

L’employé du wagon-bar allait-il se taire, le laisser rêvasser dans ce train qui l’emportait vers Paris ? Rêvasser à un numéro de téléphone griffonné au dos d’un ticket de métro. Parce que l’intonation du « Faites- moi signe » signifiait autre chose. Il connaissait trop la musique des mots pour ne pas en percevoir l’écho, et celui-ci résonnait comme une urgence. Comme une offrande. En même temps, il n’ignorait rien d’une propension à se monter le bourrichon à l’aveuglette ou à écrire une chanson sur une illusion d’optique, la réalité arrangée à la sauce t’as-qu’à-croire. A cet instant lui revint un air jazzy, oh, il remontait aux confins de la mémoire, comme des poussières de notes dont la comète se formait au compte-gouttes. Drôles d’oiseaux les musiciens. Leur cerveau enregistrait des sons à la volée, les plaçait au creux d’alvéoles dont ils s’évaporaient au travers de leurs doigts en caressant des cordes ou des touches. L’air n’était qu’une rengaine de bop, un classique de Cotton Club tout en sax qui fusaient dans la nuit à la manière des orgues de Staline. D’abord, un roulement de caisse claire puis une rafale de cuivres et ensuite les premières paroles. Allez, allez, allez… 

Il se sentait parfaitement détendu, à califourchon sur un serpentin d’avenir, les yeux clos, la tempe rafraîchie par la vitre. Camélia ? Aucune femme, pour quel bozo l’avait-elle donc pris ?, ne se prénommait Camélia. Quoi-que… Il avait connu un endroit sur Corollton, tout près de l’université de Tulane à La Nouvelle-Orléans, Camélia Grill, le dernier dinner de la ville où, tout au bout de la nuit, les musiciens commençaient leur journée avant d’aller dormir. Les images s’assemblaient, celles de fleurs de camélia portées par des jeunes filles quelque part dans le bayou où il avait joué avec Coco Robicheaux lors d’un mariage et cet air de jazz qui le ramenait si loin en arrière. Pour l’instant, il essayait de reconstruire l’image d’une inconnue éclose de l’asphalte. Silhouette plutôt charpentée, formes fermes couronnées d’un visage franc comme l’or, quelque chose d’une éternelle étudiante américaine. Saine, pas compliquée. Et une voix de rivière souterraine teintée d’un étrange accent nordique. Danois ? Hollandais ? Qu’importe. Les paroles de la chanson jazzy lui trottaient maintenant dans la tête, Ils dansent le bop de la dernière chance / Et le reste du monde, ils s’en balancent… Le bop de la dernière chance ? Ne l’avait-elle mimé sous ses yeux ? Un bop à sa seule intention. Parce qu’on ne tombe pas tous les matins sur une fille étoilée de soleil qui vous entretient des avantages du vibrato american vintage gaucher pour un droitier ou des 21 frettes jumbo ! 

Notre train est arrêté en pleine voie. Veuillez ne pas descendre. Qui en aurait l’idée ? D’ailleurs, les portes des wagons demeuraient bloquées. Interdire l’impossible… Il nota ce thème d’un hypothétique futur morceau sur une feuille de carnet dont débordaient les poches de poitrine de sa chemise. Parce qu’il ne portait que des chemises à poches de poitrine et boutons pression. Le train redémarra et Camélia se mit à flotter dans une sorte de vapeur gazeuse. Touché. Gravement touché et même déjà condamné. Il le sut immédiatement. Lorsque son imagination voltigeait ainsi en feuille morte, il n’en avait jamais raté une, se fourrant la plupart du temps dans d’inextricables guêpiers et d’extirpables guêpières avant de jurer devant un portrait de Marie Laveau qu’on ne l’y reprendrait plus. 
Les cartes, porteuses d’une réponse à double tiroir, lui semblaient tirées. L’interrogation ne concernait pas l’attirance physique ni même leur évidente différence d’âge mais cette passion commune de la musique. On ne jouait pas innocemment sur une Fender Stratocaster Stevie Ray Vaughan. Il fallait vouloir chevaucher le dragon d’une rythmique de charpentier, aimer le blues planté dru, envoyer les aigus patiner sur la Voie lactée. Lui préférait suivre le courant du Mississippi, laisser dévaler les notes comme une coulée de larmes jusqu’aux ailes du nez. La suite ? Réglée comme du papier à musique. Leurs sensibilités différentes allumeraient une torchère de passion dont il sortirait irradié. Cramé au troisième degré. En lambeaux. Toujours ainsi. Des couples de musiciens, il en avait connu. Et même de près. Des points d’interrogation lui charcutaient encore épisodiquement la cervelle à la manière de crocs de boucher rouillés, depuis une rupture avec une bassiste. Aucune envie de s’infliger une nouvelle cicatrice. N’empêche que pendant ces années moites il s’était senti… Senti comment ? En vie. Aucune autre expression ne surgit à cet instant où l’air jazzy refit surface. Ils aiment la bohème et la musique de dingues. Le rythme du bop, ça fait danser les singes… Voilà, c’était ça. Retrouver le goût de traîner, la force de traverser la ville pour découvrir un nouveau groupe, rire, dire des bêtises et, pourquoi pas, se secouer la viande sur des rythmes zazous. Jouer avec les mots. L’épater. Elle. La pochette de Freewheelin’ de Dylan exhalait ce parfum de bonheur. Personne n’avait fait mieux. La bohème, la musique de dingue, danser. Faire le singe. 

Nous arrivons en gare de Lyon Part-Dieu. Veuillez ne pas descendre avant l’arrêt complet du train.  

Encore une fois, comment pouvait-on s’y prendre puisque, dans un souffle pneumatique, les portes ne s’ouvraient souvent qu’une minute après l’arrivée à quai ? Et pourquoi ne pas pratiquer un sondage à l’occasion du va-et-vient des passagers ? Devait-il oui ou non appeler une certaine Camélia, guitariste en rupture d’accords mais qui ne demandait certainement qu’à retrouver son agilité manuelle ? Un sourire dérisoire éclot sur ses lèvres. Toujours plus fort pour inventer des histoires que pour les vivre.

Mesdames et messieurs, dans le cadre du plan Vigipirate, nous vous rappelons que l’étiquetage des bagages est obligatoire. Dans deux heures il poserait son sac, retrouverait la boîte aux lettres, les factures, les virements, l’appartement, la réalité. Deux heures au cours desquelles, cette fille aurait eu le temps de s’évaporer, de s’inscrire en mode procrastination au verso du quotidien. D’un coup, une avalanche de calendriers, d’horloges biologiques, de dates de naissance et d’avis de caisse de retraite lui tombèrent sur le râble. Mais qui intéresserait-il encore ? Il ne pensait pas au guitariste mais au vieux bonhomme râpé jusqu’à la corde dont le corps allumait régulièrement les feux de détresse sur la bande d’arrêt d’urgence. Le simple fait de la rappeler, ne serait-ce que deux mois plus tard avec la seule intention d’annoncer un concert dans les environs, lui parut soudain pitoyable. Et d’avoir tiré un plan foireux sur la comète encore plus honteux. La vitre lui renvoya une image méconnaissable puisque, comme tous les artistes, les photos de presse ou celles des affiches remontaient à une paire de dizaines d’années. Laisse tomber, oublie avant même d’avoir appris. Un spasme nerveux le fit grogner lorsque l’air de bop enchaîna sur Allez les blousons noirs, allez les blousons verts/ faites un pas en avant mais jamais en arrière… Ne pas bouger. Ni en avant, ni en arrière. Demeurer sur place s’avérait déjà un acte de résistance héroïque au temps. Cette rencontre revue et corrigée par une imagination chabraque avait comblé l’ennui durant la moitié du trajet. Tout bien réfléchi, le plus étonnant demeurait qu’une femme l’ait abordé de la sorte. Car, bien souvent, auprès de ses interlocuteurs, il ne représentait plus qu’une boîte à souvenirs dont certains aimaient écouter la petite musique après avoir soulevé le couvercle. Elle ne l’avait interrogé ni sur cette tournée en première partie de B.B King, ni sur les années où, à New Orleans, son toucher et surtout une ponctualité sans faille, en avait fait le guitariste attitré d’innombrables sessions aux côtés de pointures comme Dr John ou les frères Neville. 

Voilà comment, l’esprit d’escalier aidant, il avait quitté le Sud sur un air de bop pour débarquer à Paris à bord du Love in Vain de Robert Johnson.

Il pleuvait à grandes rasades de grisaille venteuse, les quais balayés par un boomerang d’automne tourbillonnant de journaux gratuits, d’emballages graisseux, de prospectus, autant de saletés, de crasse dont il se sentait confusément responsable pour avoir cru, jeune homme, au grand rêve doré. Compatissante, la météo avait su s’adapter au tempo d’une humeur de sac-poubelle. Rencogné sur la banquette arrière du taxi, il regardait défiler la ville baveuse, soudain tenaillé par l’envie de s’enfermer au fond d’un studio proche de la gare de l’Est, de faire gueuler la guitare, d’épancher un trop-plein de désespoir. 

- Finalement, conduisez moi plutôt rue de Siam, au 14, demanda-t-il au chauffeur.

- Comme vous voulez.

La voiture changea de file dans un chuintement de pneus sur l’asphalte luisante. Et le téléphone vibra dans la poche de poitrine sous un pull enfilé à la va-vite. Jurant entre ses dents, il parvint à le repêcher. Appel inconnu.

- Allô ? Allô ? Vous m’entendez ?

- Pas très bien. Vous êtes, heu, la marathonienne ?

Un rire étouffé par un brin de déconvenue répondit à la supposition volontairement anonyme, comme si prononcer le prénom allait l’électrocuter ou déclencher l’irruption d’un chat noir devant le taxi.

- Je vois que vous avez déjà oublié que la marathonienne, comme vous dites, s’appelle Camélia.

- Heu, non, pas du tout… En fait, un vieil air me trottait dans la tête, un truc jazzy, un bop…

- Quel titre ?

- La dernière chance, je crois. Aucune certitude.

- Vous connaissez ça ? Vous ?, s’esclaffa-t-elle

- Pourquoi ?

- Oh, c’était un morceau un peu à part dans le répertoire d’un groupe très agité : La Souris Déglinguée. Ado, j’aimais bien… Surtout la dernière strophe.

- Impossible de m’en souvenir… 

- Un jour ça leur a pris, ils ont tout laissé tomber/ La terrasse des cafés et les boîtes de nuit/ Pour aller dans la jungle, là où le soleil se lève.

La suite de la conversation se perdit dans la vision d’une terrasse bouillante de lumière, abritée de canisses, meublée de divans blancs agrémentés de coussins et d’une table basse ronde nappée de rouge. En contrebas, des barcasses  se dandinaient sur la mer et, oui, oui, d’accord…

Elle devait se rendre à Paris la semaine suivante. Un verre ? Pourquoi pas. Allez danse, danse, dansez, le bop de la dernière chance.  

Michel Embareck        

         

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