Par Michel Embareck
Quel que soit le nom de l'orchestre sous lequel les danseurs les avaient connus, Jean-Mi, Vincent, Jiji, Emilio et Rudy formaient le meilleur groupe de bal de la région. Les Cougars, Les Jets et depuis bientôt dix ans, Les Fusetones, avaient vu leurs gueules placardées dans des dizaines de villages, posant avec les instruments devant une Cadillac rose ou dans un décors rustique sous lumignons et cotillons. Au mur du local de répétition des affiches les montraient en chemises hawaïennes sur fond de paillote puis en smoking à la James Bond et désormais vêtus à la mode des quadragénaires décontractés, polo sport et pantalon de popeline à pinces. Des raccourcis par les départementales, des bals-parquets aux baches décorées de motifs géométriques, des stations-service où au petit jour on se passait la tête sous le robinet d'un lavabo crasseux, les musiciens savaient tout. Ils montaient le potard de l'ampli quand ça chauffait du côté de la buvette, improvisaient n'importe quel tube si une jolie fille insistait au pied de la scène. Des pros du baloche musette et tango en cambrousse autant que du gala hard rock et salsa de l'Ecole de commerce au Palais des congrès du coin. Tout juste s'ils avaient senti une très légère baisse de régime avec l'arrivée des discomobiles puis des D.J à domicile.
Les Fusetones avaient eu une section de cuivres parce que Jiji, fondu de rhythm and blues, adorait les sax mais un James Brown et une vieillerie d'Eddy Mitchell par soirée n'amortissaient pas le cacheton des souffleurs. Des choristes aussi, deux belles plantes en pantalon de cuir et boléro à paillettes. L'orchestre avait failli ne pas y survivre. Cinq pères de famille entassés dans le minibus avec le matériel et une paire de drolières qui ne manquaient pas de coffre dégageaient forcément des humeurs baladeuses.
Leurs corps portaient les stigmates des années et du métier, bajoues et bourrelets comme des trop-pleins de poulet-mayo-chips-33 Export avalés en vitesse derrière la pile d'amplis. Pour rien au monde cependant ils n'auraient échangé cette vie de bohémiens à mi-temps contre un emploi de requin de studio comme on le leur proposait régulièrement. La route, les grosses déconnades entre garçons et parfois l'œil adultère des mères de famille vers ces cinq types cadrés dans la gélatine acidulée des projecteurs, voilà ce qu'ils aimaient.
En général, l'orchestre enchaînait trois prestations par week-end, gala le vendredi soir, bal public ou mariage le samedi soir et, depuis une dizaine d'années, un bal de ménages, parfois un thé dansant le dimanche après-midi. Las des bastons qui sur le coup de minuit abrégeaient la sortie hebdomadaire, de nombreuses associations louaient désormais des dancings afin d'y organiser des guinches privés.
Le reste de la semaine, les musiciens vaquaient à leur petit commerce respectif, crêperie, magasin de disques d'occasion, cours de guitare. " Les épinards ", disait Rudy, le pianiste, comme pour souligner la perte de ses illusions en une musique qui nourrirait son homme. Grand sifflet binoclard, il conservait de ses études d'électromécanicien une passion pour la bricole, expérimentant sans cesse de nouveaux programmes sur ses synthétiseurs et ordinateurs. Rudy assurait donc seul la séquence techno dans le répertoire de l'orchestre, vingt minutes dont profitaient les autres pour casser la croûte en coulisses et commenter l'anatomie présumée de quelques danseuses. A ce jeu, Jean-Mi, le bassiste, n'en ratait pas une. Deux fois divorcé, régulièrement à la gorge de quatre pensions alimentaires, c'était toujours lui qu'une fille attendait à la fin du spectacle. Il les tombait à distance d'un battement de cils et claquait la moitié de ses cachets à se faire pardonner en bouquets de fleurs et restaurants, les lapins qu'une vie sentimentale à la godille l'obligeait à poser. " Mais qu'est-ce qu'elles trouvent toutes à ce gras du bide ? " s'interrogeait Vincent, le guitariste-chanteur, lui qui occupait le plus souvent le devant de la scène, lui dont la dextérité sur les six cordes fascinait … surtout les garçons. Quant à Emilio, toujours à moitié planqué derrière les fûts de la batterie, il s'était fait une raison, s'affirmant " infidèle non pratiquant réservant son sens du rythme à sa seule épouse ". Une Sicilienne jalouse comme un tisonnier chauffé au rouge…
Hors de scène, chaque membre des Fusetones possédait sa fonction. Rudy entretenait la sono, Vincent et Emilio qui ne buvaient que très modérément conduisaient le bus, Jiji achetait les partoches des derniers tubes et Jean-Mi cumulait signatures des engagements, négociation et coordination des dates.
Et pour ce vendredi soir, il avait dégotté par son beau-frère, un cheminot syndicaliste, une soirée un peu particulière mais payée au triple du cachet habituel. Le gala régional de la SCNF au palais des sports de Rennes. L'orchestre devait assurer la prestation habituelle complétée, chaque demi-heure, par deux morceaux en rapport avec le chemin de fer. Une fois passées en revue les titres évidents qu'ils connaissaient par cœur, " J'entends siffler le train " de Richard Anthony, " Le Petit Train " des Rita Mitsouko, " Locomotion " de Little Eva ou " Roule, roule, train du plaisir " de Damia, ils avaient dû sérieusement se pencher sur le répertoire pour découvrir que les gares et voies ferrées avaient inspiré des milliers de titres. Pas autant que les bagnoles mais bien davantage que les avions. Des trains pour partout, l'amour autant que l'enfer et même pour " Le terminal de l'ennui " ou des hommages à des compagnies comme ce " Amtrack Blues ".
Depuis deux mois, ils répétaient donc quelques évidences, " Train " de Sinatra, " Long Train Runnin' " des Doobie Brothers, " Train in Vain " du Clash, " Train to Nowhere " de Tom Fogerty, " Train to Paris " de Enya, " Train To Skaville " du Selecter, " Last Train To Memphis " de Johnny Rivers, " Memphis Train " de Rufus Thomas, " Blue Train " de Johnny Cash… Autant de chansons que Rudy avait piqués sur Napster. Pour la bonne bouche et leur plaisir, ils avaient également bossé plusieurs perles, " The Train I'On " de Tony Joe White, " Train Blues " de Johnny Otis, " Mystery Train " de Sleepy LaBeef, " Black Train " de Gun Club ou " Black Train Blues " de Bukka White. Autant dire qu'il y en aurait pour tous les goûts, country, rock, reggae, blues, funk, chanson française et par la dessus, " Love In Vain " des Stones avec Vincent qui imitait Jagger aux oignons, " Draiiiin comin' To The Stééééiiiiiichöööön… " Mais le grand moment de la soirée serait le meddley de " Train Kept A Rollin'" dont ils déclineraient une bonne dizaine de versions, rockabilly façon Johnny Burnette évidemment, mais aussi hard rock comme Aerosmith, tex-mex comme Rosie Florès ou punk lourd à la Motorhead. " Train Kept A Rollin' ", valait mieux compter ceux qui ne l'avaient pas joué. Même Colin James s'y était collé !
Peines de cœur, vagabondage, nouvel amour, puissance de la machine, la musique avait accommodé le cheval de fer à toutes les sauces parfois même sans qu'y figure le mot " Train ". A ce jeu-là, rien ne valait le blues et ses allusions. Pas besoin de répéter. Sur le bout des doigts, Vincent connaissait " Lookin' for My Baby " de Little Milton, " Smokestack Lightning " de Howlin' Wolf et " City of New Orleans " d'Allen Toussaint. Les cheminots voulaient des tunnels et du pantographe sur douze mesures, façon slow derrière lequel on passe la serpillière ? Ils en auraient ! La musique le leur devait d'ailleurs. Au cimetière mécanique où reposaient Steve Ray Vaughan, Buddy Holly, Otis Redding, Duane Allmann, Ricky Nelson et Marcel Dadi, les trains plaidaient non coupables.
Les Fusetones quittèrent Tours en début d'après-midi pour prendre cette saloperie de route du Mans où quand on chope un bahut à La Membrolle, il existe toutes les chances d'en respirer le pot jusqu'à Château-Du-Loir, voire au delà. A l'intérieur du minibus régnait un mélange de trac et d'excitation après les craintes émises par Jiji, le guitariste rythmique. " Dans le tas, il y aura bien un vieux cinglé de rock pour pinailler sur nos arrangements ". Effectivement, dès qu'on touchait au sacré, l'héritage des pionniers, il se trouvait toujours une encyclopédie vivante au pied de l'estrade pour délivrer un avis définitif sur tel accord joué en Mi plutôt qu'en Ré. La fierté du balochard rejoignait celle du copiste, un amour du travail bien fait au plus près de la version originale. " Putain, ces mecs me cassent. Ils oublient seulement que nous, comme Chuck Berry, on est là pour faire danser les souris et leurs matous " coupa Vincent. Et ils tirèrent des plans sur la comète du chèque coquet à se partager lundi soir, dès que Jean-Mi aurait fait les comptes.
A l'approche du passage à niveau de Neuillé-Pont-Pierre, Emilio leva le pied. Une succession de panneaux signalait la dangerosité de l'endroit, un virage au fond d'une cuvette en dévers où passaient les voies de la ligne SNCF. Le bus abordait la courbe lorsqu'en face déboula bien trop vite, un semi-remorque. Le routier comprit qu'il ne passerait pas, contre-braqua à mort. Mal lui en prit. La remorque se mit en portefeuille puis bascula d'un bloc sur le flanc. Trente tonnes de maïs en chute libre sur le ruban sombre de la route. Une marée de céréales dégringola la pente pour former entre les bras au ciel des barrières une sorte de terril doré sous lequel le bus fut englouti. Dans la pénombre de ce carcan flottant, Vincent alluma son Zippo mais déjà chacun tentait de forcer une des portières. En vain. Le poids des grains bloquait les ouvertures. Assourdie, leur parvint la sonnerie annonçant l'abaissement des barrières et, au loin, le grondement d'un TER. Sidéré par l'apparition de l'obstacle au milieu des voies, le machiniste actionna les freins avec un temps de retard et vint se planter dans le tas de maïs, l'esprit submergé par un fugace sentiment de soulagement. Une chance sur deux de s'y planter en douceur comme au creux d'un édredon.
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